Dans un communiqué du 18 mai 2023, l’ONU a indiqué que le Conseil de sécurité a discuté des livraisons d’armes occidentales à l’Ukraine et des avertissements réitérés du Directeur du Bureau des affaires de désarmement des Nations Unies, selon lequel les armements livrés aux belligérants courent le risque d’être détournés par des utilisateurs non autorisés. Une mise en garde appuyée par la Fédération de Russie, à l’origine de cette séance à la laquelle une majorité de membres du Conseil ont opposé le droit de l’Ukraine à se défendre.
Depuis l’exposé, en février, de la Haute-Représentante pour les affaires de désarmement au Conseil de sécurité sur la fourniture d’une assistance militaire aux forces armées ukrainiennes, M. Adedeji Ebo a précisé que les moyens transférés se sont poursuivis, comprennent des armes conventionnelles lourdes, notamment des chars, des véhicules blindés, des hélicoptères, des systèmes d’artillerie de gros calibre, des systèmes de missiles et des véhicules aériens de combat sans équipage, ainsi que des munitions télécommandées et des armes légères et de petit calibre.
Face à des acheminements massifs d’arsenaux, M. Ebo a prévenu du risque de détournement vers des utilisateurs finaux non autorisés. La prévention des détournements nécessite un échange d’informations entre les États importateurs, de transit et exportateurs, ainsi que des mesures de marquage et de traçage, des pratiques comptables efficaces et des contrôles aux frontières. Le Registre des armes classiques de l’ONU demeure selon lui un outil crucial, « notamment parce qu’il permet de suivre l’afflux d’armes dans les zones de conflit ».
Ukrainian military with western equipment. (Photo: NATO)
La Suisse sous pression
La Suisse est sous pression de l’Ukraine et de ses alliés pour autoriser la réexportation d’armes suisses par des pays tiers. Le Conseil fédéral, saisi par l’Allemagne, le Danemark et l’Espagne, a opposé un refus invoquant le statut de neutralité et les lois sur l’exportation d’armes. Lors de son intervention virtuelle, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a remercié le peuple suisse pour sa solidarité, ajoutant : « Nous demandons des livraisons d’armes pour que le sol ukrainien puisse redevenir un territoire de paix ». Il a par ailleurs invité la Suisse à organiser un sommet mondial pour la paix.
Critiquée par certains pays, la Confédération helvétique voit son rôle en temps de guerre également mis sur la sellette sur le plan interne. Les pays acheteurs de matériel de guerre suisse devraient être autorisés sous conditions à le réexporter dans des pays impliqués dans des conflits armés. Le Parlement a proposé des pistes permettant à la Suisse de ne pas rester inactive face à la guerre en Ukraine. L’une d’entre elles émanant de la commission du Conseil des Etats.
Comme l’a rappelé l’ATS, cette initiative parlementaire règle de manière générale la réexportation d’armes suisses. Les pays acheteurs devront toujours signer une déclaration de non-réexportation, mais celle-ci serait limitée à 5 ans pour les Etats partageant les valeurs de la Suisse et disposant d’un régime de contrôle des exportations comparable. Le transfert de matériel de guerre serait autorisé à un pays impliqué dans un conflit si le pays fait usage de son droit d’autodéfense en vertu du droit international public. Et cette nouvelle disposition serait rétroactive. Le 14 juin, le Conseil national a donné son feu vert pour que l’armée mette hors service 25 chars de combat Leopard 2. La Suisse pourra ainsi les revendre à l’Allemagne, qui a certifié qu’ils ne seront pas réexportés vers l’Ukraine. Ils pourraient être vendus à d’autres pays européens.
L’avis de quatre experts
Dans un débat organisé le 2 juin au Club suisse de la presse sis à Genève, Micheline Calmy-Rey, ancienne Présidente de la Confédération, a souligné que « la neutralité interdit d’exporter du matériel de guerre étatique dans une guerre interétatique, ce qui est le cas entre la Fédération de Russie et l’Ukraine. Le droit de la neutralité n’interdit pas les productions privées, il le permet, à la condition de traiter les deux parties belligérantes de la même façon ».
De facto, la Suisse n’a-t-elle pas pris position en suivant l’Union européenne et les pays membres de l’OTAN lors de l’adoption de sanctions à l’encontre de la Russie ? « Les sanctions ne sont pas un acte de guerre et ne sont pas illégales. Elles sont autorisées par le droit international. L’application du droit de la neutralité a été modifiée avec notre adhésion à l’ONU. Il y a eu un changement de paradigme. La guerre est déclarée illégale par la Charte des Nations Unies et les sanctions font partie des instruments à disposition des Nations Unies pour remettre les parties qui commettent des actes illégaux sur le droit chemin. En l’occurrence amener la Russie à renoncer à sa guerre d’agression », a estimée l’ancienne Présidente de la Confédération.
Olivier Français, membre de la Commission politique de sécurité du Conseil des États, n’a pas mâché ses mots : « La réalité est qu’à l’Est de l’Europe, il y a un agresseur qui a déclaré qu’il voulait continuer d’envahir l’Europe. Il est légitime que les gens se mettent ensemble pour éviter que cette agression progresse sur notre territoire. La Suisse et l’Ukraine sont plus proches que la Suisse et le Portugal en termes de distance. Il me parait légitime que l’on participe, de manière peut être indirecte, à l’aide que nous demandent les pays voisins qui assurent notre défense. La Suisse est sur le porte-bagage de l’Europe qui nous défend ».
Le Conseiller aux États vaudois n’esquive pas le volet économique de l’enjeu. « Nous avons une économie de l’armement très performante. En Suisse des personnes vivent grâce à la fabrication de munitions, des produits touchant le domaine paramilitaire et celui de l’électronique qui accompagne le matériel de guerre. Nous avons besoin de conserver ce savoir-faire. On doit assouplir la législation actuelle pour permettre aux pays proches qui sont nos alliés, qui défendent nos valeurs et avec lesquels nous avons des rapports forts, d’exporter du matériel et les autoriser à renouveler leurs stocks, car ces pays qui fournissent des armes à l’Ukraine vident leurs stocks ».
Olivier Français ne cache pas une certaine préoccupation. « Nous avons besoin de réexporter, si l’on veut maintenir l’alimentation de certains produits d’armements dans notre pays pour assurer notre défense, car sans exportations, nous sommes en déficit. Un franc sur deux en Suisse vient de l’exportation. Nous avons des contrats avec des pays tiers mais pas avec l’Europe ». Selon lui, 2024 sera une année compliquée car le Conseil fédéral devra tenir compte de paramètres qui pourraient avoir des conséquences non négligeables. « Les Allemands vont nous dire : vous êtes bien gentils, mais lorsque l’on vous a demandé des munitions, vous les avez refusées. Vous voulez entrer dans l’Europe solidaire ? On vous oublie, restez là où vous êtes ».
Andreas Gross, ancien conseiller national, membre fondateur du Groupe pour une Suisse sans armée, estime qu’« il faut comprendre pourquoi nous avons une telle législation nationale qui est un obstacle à la réexportation de matériel militaire. Nous suivons le droit que nous avons établi dans les derniers deux ou trois ans, parce que l’Arabie saoudite a utilisé des armes suisses dans la guerre au Yémen. Cela nous a énervé comme nous avait énervé l’utilisation des armes de Bührle Oerlikon dans la guerre au Biafra en 1970. À l’époque, la première initiative populaire avait été lancée pour interdire l’exportation d’armes et je suis pour maintenir cette interdiction ».
La neutralité est-elle compatible avec la solidarité ?
La neutralité est une valeur. Elle a un élément d’émancipation de la violence qui est un long chemin, affirme l’ancien parlementaire suisse. « Elle peut être comprise comme un petit pas dans la bonne direction. Il ne faut pas manipuler cet acquis. Les belligérants ont toujours détesté la neutralité. En 1945, c’est la raison pour laquelle la Suisse n’a pas été invitée à participer à la fondation de l’Organisation des Nations Unies. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas solidaire de l’Ukraine. La solidarité n’est pas uniquement militaire. Nous pouvons par exemple dire que nous allons mettre à disposition dix milliards de francs avec, par exemple, quatre milliards destiné au déminage de l’énorme région à blé, où ces terrains sont inutilisables à cause des mines. Le déminage serait un énorme soutien politique et cela ne toucherait pas à la neutralité qui ne veut pas dire l’indifférence. On peut être solidaire en n’étant pas dans la logique militaire ».
Neutralité, solidarité, économie. Le débat qui bouscule la Suisse ces dernières semaines est crucial. « Ce débat montre qu’il ne s’agit pas seulement de soutenir l’Ukraine, mais d’aider à diminuer les handicaps pour l’industrie suisse, si elle ne peut pas exporter ou si l’exportation est conditionnée. À la fin de la guerre, en 1945, (le président des États-Unis Franklin D. Roosevelt) a envoyé une lettre au Conseil fédéral disant : « Nous allons respecter votre neutralité militaire, quoique cela nous cause beaucoup de problèmes, mais dans l’économie on ne peut pas être neutre. Vous allez nous aider à sanctionner l’Union soviétique et ses pays satellites », résume Andreas Gross. « Ce qui a été fait. Et le fait que le Conseil fédéral ait obéi au souhait de Roosevelt a été gardé secret pendant longtemps. Dans l’économie on ne peut pas être neutre. Il y a une contradiction entre l’industrie qui produit des armes et la neutralité. L’ancien Conseiller fédéral suisse en charge des Affaire étrangères Max Petitpierre avait écrit que nous allions peut-être avoir une contradiction entre notre industrie qui produit des armes, des munitions et autres éléments pour les armes, avec notre idée de la neutralité. Ce problème avait été posé depuis longtemps ».
Le Conseil fédéral est divisé, déclare l’ancien élu Suisse. « Il n’est pas convainquant et ses membres ne parviennent pas à se convaincre entre eux. Je ne parle pas encore d’une démission du pouvoir politique, mais c’est proche de cela et il est difficile pour nous de l’observer. Le Conseil fédéral devrait s’engager plus sur le sens de la neutralité pour contribuer à terminer la guerre. Si on ne fait rien, j’ai l’impression que l’on va vivre une troisième guerre de Crimée », craint Andreas Gross. Comment l’éviter ? « La Suisse siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Il manque une initiative pour convaincre les Russes et les Ukrainiens d’accepter un processus référendaire d’autodétermination des habitants de la Crimée afin qu’ils puissent décider, pour la première fois, de leur destin. Pour éviter une guerre. Il n’est pas impossible de faire cette proposition au Conseil de sécurité qui aurait l’autorité d’organiser ce référendum ».
Mais si aux Nations Unies, le Conseil de sécurité prend les décisions concernant la guerre ou la paix, Micheline Calmy-Rey fait noter que le Conseil de sécurité est bloqué. « Un des problèmes que l’on rencontre aujourd’hui est l’érosion du multilatéralisme. On contournerait cela en disant qu’il faut une majorité des deux-tiers de l’Assemblée générale. Mais je me demande si cela serait applicable. Je suis opposée à l’exportation d’armes sur le terrain militaire. Le problème est : comment comprendre que la Suisse exporte des armes en Arabie Saoudite qui se retrouvent sur le terrain du conflit au Yémen et refuse d’en exporter en l’Ukraine. C’est un problème de cohérence et d’interprétation du droit de la neutralité ».
M. Philippe Zahno, secrétaire général du Groupe romand pour le matériel de défense (GRPM qui comprend 65 entreprises romandes), dit tout haut ce que certains pensent tout bas. « La loi suisse sur la réexportation d’armes ne joue pas. Les règles sont trop dures. Un engin de déminage n’est pas offensif, mais il concerne la défense. Il faut trouver une solution. On veut produire mais nous sommes face à un dilemme : si un jour un pays est attaqué, faut-il exporter ou pas ? La question concerne aussi la sécurité : parler ou pas d’une stratégie de notre politique de défense ? Il faut réfléchir à ce que nous sommes en mesure de fabriquer car nous sommes dépendants des pays qui nous entourent pour notre défense armée ».
Neutralité, solidarité, clarté, sécurité. « Si l’économie suisse se porte bien c’est parce que nous sommes dans un pays sûr et neutre. Les deux sont liés. C’est sans doute grâce à la neutralité que nous sommes restés entiers suite aux deux conflits mondiaux. Il ne s’agit pas de sacrifier, mais d’assouplir, de réfléchir. Les barrières sont claires : pas d’exportation ni de réexportation vers les pays en guerre ou en guerre civile. On veut fabriquer en Suisse un grand nombre de choses, comme des antennes de radio, qui sont aussi un produit dual utilisé par des polices et autres. Que faire si un jour un pays agressé les utilise pour se défendre ? Il y a une certaine hypocrisie à ce propos », conclut Philippe Zahno.
Luisa Ballin est une journaliste Italo-suisse qui collabore régulièrement avec le magazine Global Geneva.
Italo-Swiss journalist Luisa Ballin is a contributing editor of Global Geneva magazine.
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