EDITION FRANCAISE (Voir version anglaise ICI) Pétillante. Talentueuse. Engagée. Indignée. Lumineuse. Laurence Deonna avait le sourire communicatif et le rire espiègle, cette politesse du désespoir et de moments tristes qu’elle ne cachait pas lors de nos entretiens empreints de légèreté et de profondeur à l’évocation des conflits qu’elle avait couverts et de certains pays qu’elle avait aidé à comprendre à travers livres et articles. Nous partagions un désir d’Orient, région qu’elle chérissait et avait parcourue à maintes reprises, calepin et stylo en main, appareil de photo en bandoulière. D’Égypte en Iran, Israël, Palestine, Syrie, Yémen et Afghanistan notamment.
Souvenirs, impressions, anecdotes et saines colères avaient ponctué l’hommage à son engagement qui lui avait été rendu le 22 octobre 2022 aux Cinémas du Grütli dans la Cité de Calvin, lors de la projection du film Laurence Deonna Libre ! du cinéaste Nasser Bakhti et sa nomination comme membre d’honneur du Centre Pen Suisse romand. Plume admirée du regretté Journal de Genève et collaboratrice d’autres médias, Laurence Deonna intégrait aussi le Comité d’honneur du Club suisse de la presse. (Voir Radio-Télévision Suisse Romande)
Liberté. De dire, d’écrire et de partager ce qu’elle avait vu, entendu et ressenti. Suivie mégaphone en main lors d’une manifestation contre la guerre du Golfe, écoutée au moment de la présentation du livre Mon enfant vaut plus que leur pétrole (Labor et Fides, Genève, 1992) à la librairie L’Olivier et celle de ses nombreux ouvrages dont De Schéhérazade à la Révolution (préfacé par son amie exploratrice Ella Maillart, paru aux Éditions Zoé en 2010), j’avais revu régulièrement cette écrivaine attachante.
Nos échanges étaient stimulants lorsqu’elle était assise sur le canapé dans son appartement à Genève, en montant pieds nus l’escalier qui menait à son bureau, ou répondant à mon appel tard un soir de son lit d’hôpital. Laurence Deonna respirait la curiosité de découvrir, la joie de vivre, sans omettre des moments difficiles. Les siens et ceux des autres. « Je voulais que l’on comprenne aussi pourquoi, après le décès de mon frère et l’accident qui a coûté la vie à mes parents, j’étais si près de la souffrance des gens que je côtoyais. Dans Mémoires ébouriffées (Editions de l’Aire/Ginkgo, 2014), je voulais que ce livre qui relate ma vie ne décrive pas seulement des faits, mais qu’il se lise comme un roman, avec des atmosphères, des visages et des émotions », m’avait-elle expliqué lors de l’entretien qu’elle m’avait accordé pour le site de l’ONG Presse emblème Campagne (PEC).
Émotions. Laurence Deonna savait les saisir et les magnifier sur les photos qu’elle avait exposées à New York, Genève, Paris, au Canada et à Versoix à la galerie Boléro en été 2022, à l’occasion de la double exposition Voyages en humanité, présentant des images de peuples du Moyen-Orient et d’Asie centrale qu’elle avait immortalisés, en parallèle des clichés en noir et blanc pris en Grèce (1904-1936) par son grand-père, l’helléniste et archéologue Waldemar Deonna, directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève de 1920 à 1951.
Laurence Deonna, grande voyageuse, reporter et photographe. Comme son amie Ella Maillart, que j’avais eu la chance d’interviewer chez elle au plus fort de la première guerre du Golfe en 1991. Lorsque j’avais demandé à Laurence Deonna si à l’époque leur métier était plus dangereux ou moins risqué qu’aujourd’hui, elle avait répondu : « Je pense qu’il était moins dangereux. Peu de temps avant sa mort, j’ai parlé avec Ella Maillart. Elle me disait que tout ce qu’elle avait fait, elle n’aurait pas pu le faire aujourd’hui, comme par exemple de traverser l’Iran, l’Afghanistan ou le Pakistan, des régions que je connais bien. C’est aussi plus dangereux parce que l’on s’est précipité dans une société de consommation effrénée et effarante où tout se vend. Le sang par exemple se vend très bien. Pour être publiés, le reporter et le photographe doivent aller au plus près du drame, au risque de leur vie. J’ai trouvé assez noble de mourir pour une cause, mais je trouve lamentable et mélancolique de mourir pour un groupe de presse ».
Afghanistan, Iraq, Syrie, Yémen, des pays que les deux femmes de lettres et d’images genevoises avaient parcourus souvent seules. « Je n’y retournerais pas pour y faire des reportages. Pourtant, il est important de donner d’autres paroles que celles que l’on voit du matin au soir à la télévision ou que l’on entend toute la journée à la radio parce que l’on entend toujours les mêmes paroles, alors que des millions de gens pensent différemment. C’est cette variété de parole qui manque car elle tourne toujours autour d’événements dramatiques. Ce que j’ai aimé lors de mes reportages, c’était écouter les petites gens. J’aimais traîner mes patins, ce qui est absolument impossible aujourd’hui parce qu’il faut vendre à tout prix, donc être les premiers pour donner la nouvelle. Comment peut-on voir vraiment un pays, écouter les gens, décrire des paysages ou regarder par exemple les affiches qui sont très parlantes ? », m’avait dit Laurence Deonna.
Observer les petits détails qui font la richesse d’un grand reportage. « Je ne retournerai pas en Syrie, Parce que cela me ferait pleurer. J’ai connu ce pays dans les années 60 et il ressemblait probablement à la Syrie d’il y a des siècles. Les hommes, en Syrie comme en Irak, au Yémen et ailleurs, tuent une civilisation, défigurent une culture qui existe depuis des siècles. Cela fait partie d’un bouleversement mondial, aussi violent que le furent la chute de l’Empire romain ou la révolution industrielle. Nous sommes dans l’œil d’un cyclone et nous ne savons pas ce qui va en sortir. Ce monde-là restera heureusement sur mes photos qui deviennent quasiment des archives. Lorsque je les regarde, j’en ai les larmes aux yeux, car ces endroits ont été bombardés ou bétonnés. Cela peut sembler naïf mais j’aime garder ces images de beauté », avait-elle ajouté.
Trois autres terres qu’elle avait foulées, d’Israël, de Palestine et d’Egypte, la désespéraient tout autant.Pour Laurence Deonna, « Une guerre n’est jamais finie, elle continue dans les corpos et dans les têtes ». Elle m’affirmait dans le même entretien :« Il est certain que je ne pourrais pas faire aujourd’hui La guerre à deux voix, parce que contrairement à ce que nous avons tellement espéré et qu’espèrent toujours les pacifistes tant israéliens que palestiniens, les haines se sont durcies et je ne vois pas la fin du conflit israélo-palestinien. Lorsque je suis arrivée au Moyen-Orient, en pleine guerre, en 1967, et même après, nous avions encore l’impression, paradoxalement, qu’un dialogue était possible, mais maintenant il est devenu impossible. Tout est figé : dans la géographie, dans la haine, les têtes, les cœurs. J’en parle dans mes souvenirs, car je tenais à rappeler qu’il y a des hommes et des femmes de paix ».
Sa brève escale en République islamique d’Iran l’avait également marquée. En1984, munie de son appareil photo, de sang-froid, de courage et de pouvoir de persuasion, elle était parvenue à pénétrer dans la redoutable prison d’Evine, à Téhéran, alors fermée aux journalistes étrangers.
Indépendante et lucide, Laurence Deonna n’avait pas occulté la dépression, ce mal obscur qu’elle avait affronté entre deux périples. « L’indépendance ça se paie, la liberté ça se paie, et ça se paie par la solitude… », avait-elle écrit. Un homme l’avait aidée à vaincre la solitude, le diplomate et haut fonctionnaire égyptien Farag Moussa, son amour. Invitée à leur mariage en 1997, j’avais appris à apprécier cet homme cultivé, affable, féministe et doté d’un sens de l’humour égal à celui de sa combattive épouse. Il était l’auteur de nombreux livres sur les femmes inventrices et ancien président de la Fédération internationale des inventeurs. Nous avions longuement parlé de l’Égypte, son pays, à la présentation de la biographie de son père qu’il avait commise : Égyptien et diplomate. Farag Mikhaïl Moussa, 1892-1947 (Riveneuve 2014). Le décès de son époux en 2021 avait profondément affecté Laurence Deonna.
Visionnaire et fine observatrice des changements du monde et du métier de journaliste, Laurence Deonna m’avait confié : « Lorsque j’ai rédigé le livre de souvenirs Mémoires ébouriffées, j’avais l’impression d’avoir cent ans et que tout ce que je racontais était tellement ancien ! Alors que si l’on regarde l’éternité de l’humanité, cela ne fait que quelques années que le monde a beaucoup changé, notamment dans le domaine du reportage. J’ai toujours pensé que les technologies plus que les idéologies changeaient les peuples et c’est ce que l’on constate ce temps-ci. A mon époque, lorsque l’on partait, il n’y avait pas tous ces contrôles dans les aéroports ni la phobie du terrorisme. Certes, il y avait une grande solitude, pas de téléphones portables, ni d’ordinateurs, on était seul. Si nous parvenions à avoir une ligne téléphonique, il fallait la réserver à une certaine heure, entre 4 et 5 heures de l’après-midi ou envoyer un télégramme, ne sachant souvent pas s’il y avait une poste là où l’on allait ». Sa présence va nous manquer. Ses livres restent pour nous éclairer.
Luisa Ballin est une journaliste Italo-suisse qui collabore régulièrement avec le magazine Global Geneva.
Italo-Swiss journalist Luisa Ballin is a contributing editor of Global Geneva magazine.
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