EDITION FRANCAISE
Le théâtre peut-il contribuer à l’intégration d’un migrant ou d’un réfugié ?
Il ne faut pas donner au théâtre des dimensions qui ne relèvent pas de sa fonction ni disproportionner ses vertus. Il contribue avant tout à sensibiliser à une cause sans pour autant changer le monde. La pratique théâtrale peut par exemple donner une voix à ceux, comme les migrants et les réfugiés, qui parfois se sentent isolés et marginalisés. Participer à un projet théâtral leur permet d’exposer sur scène leur vécu et leur point de vue, en bref d’exister. Le théâtre contribue donc à faciliter l’intégration mais ce n’est pas lui seul qui fait le travail d’intégration d’un migrant ou d’un réfugié.
Quelle peut être la conséquence de la marginalisation que vous évoquez ?
Les différences culturelles entre nouveaux arrivés et population locale engendrent souvent des malentendus menant à un enferment des deux parties voire des deux sociétés qui vivent en parallèle, se côtoient mais ne se rencontrent pas. Un sentiment de rejet, parfois non-fondé, va isoler l’individu. Cet isolement, dans quelques cas extrêmes, va faire le lit de certains groupes qui vont jouer sur son besoin d’appartenir à une communauté. Si cette communauté est intégriste – et c’est là le danger -, la personne isolée peut être utilisée, endoctrinée voire instrumentalisée. Même pour ceux qui ne tombent pas dans l’extrémisme, ce qui est le cas de la très grande majorité, le risque est qu’en restant entre membres d’une même communauté, ces personnes ne s’intégreront pas forcément dans la nouvelle société qui les reçoit.
Que faire pour s’adapter ?
Il faut se mettre ensemble, dialoguer, dialoguer, dialoguer… Le théâtre permet justement de mettre les gens ensemble pour se parler et se comprendre. En expliquant par exemple ce qui peut se faire ou pas dans l’une et l’autre culture. Dans un cadre d’intégration, la langue va aider à communiquer, d’où l’importance d’apprendre la langue du pays dans lequel on est accueilli. Dialoguer ne signifie pas renier ses origines bien au contraire, l’échange contribue à une meilleure compréhension des différentes cultures et à la promotion de la diversité qui est source de richesse.
L’auteur libanais Michel Abou Khalil a été attaché culturel à l’Ambassade de Suisse au Liban. Il dirige l’association Swiss Made Culture sise à Crans-Montana dont le but est de promouvoir la culture suisse en dialogue avec le monde.L’auteur libanais Michel Abou Khalil a été attaché culturel à l’Ambassade de Suisse au Liban.
Le théâtre permet-il d’extérioriser des sentiments enfouis qui n’émergeraient pas dans un autre cadre ?
Bien sûr. Le théâtre est un espace de liberté. Depuis sa naissance jusqu’aux nos jours, ce que nous pouvons dire sur scène nous ne pouvons pas le dire forcément dans la société.
À savoir qu’une pièce de théâtre est le plus souvent faite de dialogues conflictuels qui aident à passer toutes les idées contradictoires ce qui permet facilement de « passer la rampe ».
Peut-on parler dans ce cas de théâtre de réconciliation sociale ?
Bien sûr que oui, il s’agit d’un processus artistique réparateur dont le pivot est l’étape de l’atelier, géré par un ou des facilitateurs, qui précède la représentation théâtrale. Dans le théâtre de réconciliation sociale, l’atelier a plus d’importance que la représentation finale. Il s’agit d’un « safe space », d’un espace protégé dans lequel les protagonistes se sentent en confiance et libres. L’essentiel à ce stade c’est de briser l’isolement et la peur qui en découle.
Les facilitateurs s’appuient sur une approche interdisciplinaire, mêlant la sociologie, la psychologie aux exercices théâtraux. Ils travaillent sur le côté spontané des acteurs grâce à l’improvisation permettant d’extérioriser des sensations. Ils se penchent aussi sur le jeu de rôle, le but étant de se mettre à la place de l’autre afin de le comprendre.
Une pièce de théâtre favorise-t-elle la compréhension de l’autre ?
C’est un travail de longue haleine dont les étapes, qui portent des appellations anglaises car il s’agit plutôt d’une démarche d’origine anglo-saxonne, sont les suivantes : après la phase préparatoire de l’atelier dans le « safe space », on s’achemine sur la voie de la guérison (healing) avec la prise de conscience des traumatismes avant de passer à l’ « empowerment » par le biais de la représentation théâtrale qui va donner une voix aux acteurs le plus souvent marginalisées et traumatisées et sensibiliser le public à leur cause qui idéalement doit être ancrée dans la durée « sustainability ».
Pouvez-vous donner un exemple ?
Un bel exemple de ce théâtre de réconciliation sociale a été réalisé par la Compagnie March à Tripoli au nord du Liban qui a réuni des jeunes vivant dans deux quartiers ennemis autour d’une pièce qui leur a permis non seulement de faire entendre leur voix mais encore de se connaître et de comprendre que finalement les ennemis avaient les mêmes problèmes de pauvreté, de manque d’éducation et de débouchés professionnels. Suite à la présentation de la pièce, un café/centre culturel tenu par les ex-belligérants a été fondé sur la ligne de démarcation entre les deux quartiers chauds. Ce lieu de rencontre a inscrit tout le processus dans la durée.
Au Liban, pays qui vit une situation catastrophique, le théâtre peut-il concrètement aider à la résolution du conflit, ou cela ne reste-t-il qu’une utopie ?
Le chemin est encore long, mais cela n’empêche pas le théâtre de faire un travail de sensibilisation. Il y a eu des cas au Liban où des gens ont pu sortir de prison, parce qu’il s’est avéré que certains prisonniers étaient innocents et le théâtre l’a montré. Dans le travail qu’elle effectue dans les prisons, l’actrice Zena Daccache a pu arriver à ce but. Elle a sensibilisé et humanisé les prisonniers qui n’avaient plus de nom, qui n’étaient qu’un numéro. Elle leur a redonné leur identité. On peut ainsi donner un empowerment, une autonomisation, une estime de soi retrouvée, une voix, de la force à une personne qui n’était plus qu’un numéro dans une prison. En général les personnes qui vivent dans une dictature n’ont pas l’habitude d’être libres ou de penser librement. Le résultat est que, grâce au théâtre, elles pourront s’exprimer. Mais il ne faut pas que cela reste une utopie. Le théâtre ne peut pas agir seul, il a besoin d’un terrain fertile.
Qui peut aider à ce que le théâtre trouve un terrain fertile pour contribuer à la résolution d’un conflit ?
Le théâtre pose des questions, mais si le judiciaire ne fait rien, si la politique ne fait rien, si le social ne fait rien, si la société civile n’agit pas, les choses ne changeront pas. Le théâtre permet l’ouverture de débats. Les journalistes peuvent aussi jouer un rôle. Il faut que tout le monde travaille ensemble et soit d’accord d’aller dans le même sens pour œuvrer à la résolution d’un conflit.
Le théâtre peut contribuer à sensibiliser. Est-ce suffisant ?
Le théâtre peut sensibiliser à l’universalisation d’un sentiment. Par exemple lorsqu’une femme qui a subi un viol ose parler de ce qu’elle ressent. Le théâtre peut l’aider à briser la peur pour commencer à raconter son histoire. Une communauté qui se crée pour contribuer à la compréhension, à la prise de parole et peut briser le silence. Cette personne peut ainsi sortir de l’isolement et sa cause peut devenir universelle.
Rencontres avec Michel Abou Khalil :
À Bordeaux, le mercredi 3 mai, à 18h30, à la Librairie Olympique, 23 rue Rode
À Berne, le mardi 23 mai à 19h00, Schulwarte, 2, Helvetiaplatz. Débat entre Michel Abou Khalil et Claudine Als, organisé par l’Alliance française de Berne et l’Ambassade du Liban à Berne, animé par Luisa Ballin.
Luisa Ballin est une journaliste Italo-suisse qui collabore régulièrement avec le magazine Global Geneva.
Italo-Swiss journalist Luisa Ballin is a contributing editor of Global Geneva magazine.
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