ONU et Justice : Khashoggi, Quels Commanditaires Impliqués?
Cet article examine le rôle de l'ONU dans l'identification des commanditaires du meurtre de Jamal Khashoggi. Quelles actions sont prises pour garantir justice et droits de l'homme?
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Cet article examine le rôle de l'ONU dans l'identification des commanditaires du meurtre de Jamal Khashoggi. Quelles actions sont prises pour garantir justice et droits de l'homme?
À l’heure où l’Organisation des Nations Unies fait face à des difficultés financières pénalisantes, étant soumise au bon vouloir de ses Etats membres pour le versement de leurs contributions, les experts indépendants sont en première ligne pour dénoncer des violations dans de nombreux domaines et pays. Agnès Callamard, qui dirige par ailleurs le programme Global Freedom of Expression à l’université Columbia de New York, continue d’enquêter, avec une ardente patience, pour identifier les commanditaires du meurtre de Jamal Khashoggi. Est-elle seule au sein des instances onusiennes ?
« Non, je ne me sens pas seule. Si parmi les procédures spéciales des Nations Unies je suis médiatisée depuis le cas de Jamal Khashoggi, il ne faut pas oublier mes collègues extraordinaires qui font un excellent travail. Comme ma collègue Yanghee Lee, qui termine son mandat de Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’Homme au Myanmar. Elle aussi a été l’objet de menaces et de harcèlement ».
Agnès Callamard mentionne également Michel Forst « qui a beaucoup travaillé sur l’Amérique centrale, devenue la région comptant le plus de meurtres de défenseurs des droits humains et de journalistes. Sans oublier l’engagement de David Kaye, Rapporteur spécial sur la liberté d’expression qui n’hésite pas à dénoncer les violations, là où il les détecte ».
Les rapporteurs spéciaux des Nations Unies, dont le travail n’est pas rémunéré, enquêtent dans des conditions difficiles. Malgré les dangers qu’ils encourent, ils font entendre leur voix. « Mon collègue Philip Alston a effectué un immense travail sur la pauvreté aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, qu’il a dénoncée de façon détaillée et rigoureuse. Lui aussi se fait attaquer. Ce n’est pas facile non plus de s’attaquer aux démocraties », affirme Agnès Callamard.
Les rapporteurs spéciaux œuvrant au sein du système onusien font face à une situation paradoxale. N’ont-ils pas l’impression d’être la bonne conscience des Etats membres de l’ONU, qui, s’ils les laissent mener leurs enquêtes, ne font rien ou pas assez pour mettre en œuvre leurs recommandations ? « Vous avez raison. Nous sommes la bonne conscience. Nous avons été établis pour être ‘l’organe’ des Nations Unies qui apporte une lumière crue et intègre sur des situations auxquelles les Etats membres ont des difficultés à se prononcer pour différentes raisons », explique Agnès Callamard.
Et l’experte indépendante française de signaler la contradiction des Etats par rapport aux enquêtes qu’ils confient à leurs rapporteurs. « Il est clair que nous avons été mis en place parce que les Etats, individuellement ou collectivement, ont pensé qu’ils n’étaient pas en mesure d’apporter cette recherche. Nous sommes là pour faire des choses que les Etats ne peuvent ou ne veulent pas faire, mais ils savent que notre travail est important ».
Schizophrènes les Etats membres de l’ONU, qui créent des procédures spéciales, organes et traités pour permettre à la communauté internationale de jouer un rôle, même lorsque ses éminents dirigeants ne le veulent pas ? « Les Etats ne sont pas naïfs ! Ils savent que nous allons écrire des choses qui ne vont pas leur plaire », souligne Agnès Callamard. L’intérêt global peut-il donc prévaloir ? « Oui, c’est pour cela qu’il est primordial de préserver ces procédures spéciales et leur apporter le soutien financier et stratégique dont elles ont besoin », ajoute-t-elle.
Le travail d’Agnès Callamard est périlleux. Est-elle menacée ? « Oui, j’ai été menacée », répond simplement l’experte onusienne. Sa persévérance à identifier les responsables de la mort de Jamal Khashoggi, dénonciateur des méfaits de son pays d’origine dans ses chroniques publiées par le Washington Post, ne plait pas à tout le monde. L’Arabie saoudite est une pétromonarchie riche et influente. Ce pays organisera en novembre le sommet du G20 à Ryad. Agnès Callamard demande-t-elle aux dirigeants du monde de boycotter l’événement ?
« Je n’ai pas demandé de boycotter le G20. J’ai demandé qu’un des Etats membres du G20 se porte volontaire pour organiser cette réunion ailleurs. Cela a été fait avec le sommet concernant l’Accord de Paris sur le changement climatique qui était prévu au Chili et qui a été déplacé en Espagne. Il est important que le G20 ait lieu ailleurs qu’en Arabie saoudite. Si cela n’est pas possible, je demande aux dirigeants des Etats qui vont y participer de ne pas se faire instrumentaliser à des fins politiques par l’Arabie saoudite et ses amis, pour apporter une légitimité au gouvernement saoudien qu’il ne mérite pas », précise Agnès Callamard.
Si elle reconnait que sa requête a peu de chances d’aboutir, l’experte onusienne indépendante prie instamment les représentants des Etats qui iront à Ryad « de demander à aller rendre visite aux détenus politiques emprisonnés pour des délits d’opinion et de plaider pour leur mise en liberté. Ils peuvent aussi demander qu’une discussion soit mise à l’agenda du G20 sur la liberté d’expression. Ou sur les liens entre lutte contre la corruption et liberté de la presse ».
« Les dirigeants du G20 peuvent faire en sorte qu’il n’y ait pas de photo ridicule montrant tous ces messieurs, plus une dame en général, en train de se donner la main. Comme cela a été le cas à la réunion du G20 à Osaka, avec le prince saoudien Mohammed Ben Salman au milieu. Cela ne serait pas acceptable d’avoir une image instrumentalisée qui ne démontrerait pas l’unité des pays du G20, puisqu’elle indiquerait à l’opinion publique internationale que les Etats sont main dans la main avec un dictateur ! Les dirigeants des pays du G20 doivent prendre leurs responsabilités, y compris dans le symbole. Cela compte ».
Avant de participer au FIFDH à Genève, Agnès Callamard était avec Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, au Congrès des Etats-Unis. L’experte onusienne indépendante souhaite-t-elle aussi être reçue avec Hatice Cengiz au Parlement français, au Parlement suisse et autres parlements ? « Oui, absolument ! Ces parlements pourraient prendre exemple sur les mesures décidées par le Congrès américain qui a demandé, y compris ses membres républicains, que l’Arabie saoudite rende des comptes. Le Congrès des Etats-Unis a ainsi démontré que les institutions démocratiques peuvent jouer un rôle majeur pour dire que la justice compte ! Même dans un contexte où les Etats-Unis sont dépendants de l’Arabie saoudite économiquement et dans leur opposition à l’Iran. Comment se fait-il que les parlements européens soient si timides sur l’affaire Khashoggi ?», se demande-t-elle.
Déçue par l’indifférence des parlements européens, Agnès Callamard les invite néanmoins « à considérer leur rôle dans un monde où les démocraties occidentales et européennes ont perdu de leur influence. Il est important que les parlements, voix directe des peuples, portent ces messages ».
L’experte indépendante est-elle soutenue par le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, un ancien Premier ministre portugais ? « J’aurais aimé qu’il fasse plus. Je ne dis pas que je ne suis pas soutenue. Il ne m’a pas mis des bâtons dans les roues. Peut-être qu’il n’apprécie pas tout ce que je fais. Est-ce que je lui donne bonne conscience ? Probablement. Je comprends qu’il évolue dans un contexte extrêmement difficile. Je ne suis pas à sa place. Je ne peux pas juger de tout. Je ne peux parler que de là où je me trouve. Je suis déçue, car il pourrait prendre des positions plus fermes et mettre en œuvre une de mes recommandations : créer un groupe de recherche sur les responsabilités pénales individuelles pour le meurtre de Jamal Khashoggi. Ce cas ne faisant pas partie de mon mandat direct, j’ai proposé, ayant établi certaines choses, d’avoir un groupe d’individus qui puissent continuer le travail. Le Secrétaire général de l’ONU ne l’a pas fait. C’est dommage ».
Le silence du Secrétaire général sur le meurtre de Jamal Khashoggi révèle l’embarras d’une Organisation des Nations Unies dépendante économiquement des cotisations de ses Etats membres. « Le Secrétaire général des Nations Unies continue de souligner la nécessité de mener une enquête indépendante et impartiale sur ce meurtre afin de garantir un examen complet des violations des droits de l’homme commises dans cette affaire et de faire en sorte que les responsables aient à répondre de leurs actes », avait déclaré Stéphane Dujarric, porte-parole de l’ONU, le 23 décembre 2019, en réponse à une question portant sur le verdict prononcé alors par le Procureur de Riyad dans l’assassinat du chroniqueur saoudien.
Selon les informations rapportées par la presse, sur les onze personnes qui ont été inculpées dans cette affaire, cinq ont été condamnées à mort, trois à des peines de prison totalisant 24 ans d’incarcération, et trois autres ont été acquittées. Les Nations Unies sont, « par principe », opposées à la peine de mort, avait rappelé Stéphane Dujarric. « Le Secrétaire général réitère également l’engagement des Nations Unies à garantir la liberté d’expression et la protection des journalistes », avait ajouté le porte-parole du Secrétaire général.
Faute d’un soutien plus actif pour identifier les commanditaires du meurtre de Jamal Khashoggi, Agnès Callamard lance-t-elle un appel pour que ce cas soit porté par la justice internationale, par exemple par l’avocat et ancien juge espagnol Baltasar Garzón ? « Oui, je lance un appel à Baltasar Garzón et à tous les Baltasar Garzón de par ce monde pour qu’ils s’occupent du cas de Jamal Khashoggi ! C’est un crime ciblé, international, au niveau de la doctrine et au niveau de notre compréhension de ce que constitue un crime international. De bons avocats peuvent construire une argumentation qui pourrait faire progresser la justice non seulement dans le cas de Jamal Khashoggi, mais dans le cas de la justice internationale ».
Citoyenne française, Agnès Callamard pense-t-elle que le Président de la République française, patrie des droits de l’Homme, pourrait faire plus dans l’affaire Khashoggi ? « Je ne suis pas en contact avec le Président Macron, mais je lance un appel à Monsieur Macron, à Madame Merkel et aux autres chefs d’Etat et de Gouvernement pour qu’ils soient un levier afin de faire toute la lumière sur la mort de Jamal Khashoggi. La France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et d’autres pays ont des relations privilégiées avec l’Arabie saoudite. Les dirigeants de tous les pays ont un rôle à jouer pour faire avancer ce dossier ».
Selon une dépêche de l’Agence France Presse (AFP), la Turquie a annoncé, le 25 mars 2020, avoir lancé des poursuites contre 20 Saoudiens, dont deux proches du prince héritier Mohammed ben Salmane, à l’issue d’une enquête de plus d’un an sur le meurtre de l’éditorialiste Jamal Khashoggi à Istanbul en 2018. Le bureau du procureur général d’Istanbul a indiqué dans un communiqué qu’un acte d’accusation avait été préparé, ce qui ouvre la voie à un procès dont la date n’a pas encore été annoncée. Dans cet acte d’accusation, deux proches du prince héritier saoudien, l’ex-conseiller Saoud al-Qahtani et l’ancien numéro deux du renseignement, le général Ahmed al-Assiri, sont identifiés comme les commanditaires du meurtre, peut-on lire dans la dépêche.
Ils sont accusés d’avoir ordonné un “homicide volontaire prémédité avec l’intention d’infliger des souffrances”. Dans le même document, 18 autres suspects sont accusés d’avoir pris part au meurtre. Les vingt suspects risquent la prison à vie. Selon la Turquie, Khashoggi a été étranglé, puis son corps a été démembré. Les restes de l’éditorialiste de 59 ans n’ont jamais été retrouvés. Après avoir nié l’assassinat, puis avancé plusieurs versions contradictoires, les autorités de Ryad ont affirmé qu’il avait été commis par des agents saoudiens ayant agi seuls et sans ordre de hauts dirigeants. A l’issue d’un procès opaque en Arabie Saoudite, cinq Saoudiens ont été condamnés à mort l’an dernier. Aucune accusation n’a été retenue contre Saoud al-Qahtani et Ahmed al-Assiri a été acquitté. La Turquie a qualifié de “scandaleux” ce verdict, estimant que les vrais commanditaires avaient bénéficié d’une “immunité”.
Une dépêche de l’Agence télégraphique suisse (ATS) précise que le président turc Recep Tayyip Erdogan n’a jamais ouvertement accusé le prince héritier Mohammed ben Salmane, mais des responsables turcs et la presse proche du pouvoir s’en sont chargés. Agnès Callamard, Rapporteur spécial des Nations unies, a rédigé un rapport accablant pour Mohammed ben Salmane et la CIA a estimé que le meurtre n’a pas pu avoir lieu sans le feu vert du prince héritier.
Le président des Etats-Unis Donald Trump a pris la défense du prince héritier, qui dirige de facto la monarchie pétrolière. Après le meurtre de Jamal Khashoggi, les enquêteurs turcs ont perquisitionné le consulat, la résidence du consul général saoudien et plusieurs véhicules appartenant à la mission diplomatique. Ils ont aussi examiné les factures téléphoniques de certains suspects, retracé leurs mouvements à l’aide d’images de caméras de vidéosurveillance et recueilli les témoignages de plus de cinquante personnes, selon le bureau du procureur. Les autorités turques ont par ailleurs émis des mandats d’arrêt internationaux contre les suspects, qui se trouvent tous à l’étranger.
Dans un communiqué, Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, a salué l’inculpation des vingt Saoudiens, “un pas en direction de la justice”. Elle a aussi appelé les Etats-Unis à publier les rapports de leurs agences de renseignement sur les responsables du meurtre de Khashoggi et les Nations unies à lancer une enquête internationale : “Ne pas traduire en justice les assassins de Jamal (…) montrerait au monde que les riches et les puissants sont au-dessus des lois”, a-t-elle ajouté.
Luisa Ballin est une journaliste Italo-suisse qui collabore régulièrement avec le magazine Global Geneva.
Italo-Swiss journalist Luisa Ballin is a contributing editor of Global Geneva magazine.
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